Melina Balcazar Moreno sur De la Nature des Dieux

Antonio Lobo Antunes ou le noyau de ténèbres

«Le monde a été fait à l’envers», a dit un jour un vieil homme dans un hôpital psychiatrique à António Lobo Antunes. Un homme que «les médecins appelaient schizophrène» et qui, en proie à ces mots qui le torturaient, a donné au jeune écrivain la plus simple leçon d’écriture qui soit: on ne peut écrire qu’à partir de ce qui précède les mots. C’est-à-dire les émotions, les pulsions qui lui donnent forme et, en même temps, déforment la mémoire. Ainsi, dans «Recette pour me lire»: «les mots ne sont que les signes de nos émotions, et les personnages, les situations et les intrigues, des prétextes apparents pour atteindre l’envers caché de l’âme. La véritable aventure que je poursuis est celle que le narrateur et le lecteur partagent dans les tréfonds de l’inconscient, siège de l’âme humaine» (Livre des chroniques III). Car, comme Lobo Antunes veut nous le rappeler, rien n’est plus incertain, plus imprévisible, que le passé.

Dans De la nature des dieux, son dernier roman – ou devrait-on plutôt dire son long poème, tant la frontière entre les genres semble fragile –, l’écrivain aborde le destin d’une grande famille portugaise, étroitement liée au pouvoir et à l’argent. Une histoire pleine d’incertitudes, de lacunes, de zones d’ombre, racontée de manière fragmentaire par un entrelacement de voix, de temps et de niveaux de conscience. Le lecteur se trouve ainsi confronté à une phrase syncopée, sans virgule ni majuscule, emportée par cette succession de voix, hantées par d’autres voix, qui s’interrompent et demeurent souvent en suspens. Ces monologues tendent pourtant vers la figure d’un homme, qui ne sera jamais désigné autrement que comme «Monsieur», mais détenant un pouvoir de décision sur leur vie, en tant que patron, maître, époux, amant ou père. D’ailleurs, Monsieur lui-même finit par prendre à son tour la parole, laissant paraître sa profonde angoisse de la solitude et de la mort: «si en plus des banques j’avais aussi la main sur la vie des gens, je leur interdirais de mourir». Plutôt qu’une réflexion sur les mécanismes du pouvoir, Lobo Antunes explore bien ici son envers, sa fragilité, voire son impuissance.

De l’enfance et de la peur du noir

L’écriture de Lobo Antunes cherche donc à se situer au-delà du récit, pour se concentrer sur la manière dont les souvenirs, particulièrement ceux de l’enfance, s’emparent du présent, jusqu’à le faire vaciller: «voyez un peu le pouvoir qu’a l’enfance, elle se niche au fond de nous et, sans qu’on s’y attende, paf, elle rejaillit». De la nature des dieux se présente ainsi comme «un miroir dans lequel on se voit tel qu’on est, nu et sans défense». C’est sans doute le défi le plus important lancé par ce roman au lecteur, qui se trouve sans cesse ramené à ses souvenirs, à son propre «noyau de ténèbres», à sa solitude: ce qui se trouve au cœur des personnages, au cœur de leur parole, c’est bien l’empreinte que l’enfance a laissé en eux et qui se prolonge dans leur vie adulte. Malgré les conflits et la violence de leurs relations, la hiérarchie qui régit leur existence, cette enfance continue à fermenter, à mûrir en eux et finit même par les rassembler. Les joies et les blessures de l’enfance ressurgissent et minent silencieusement le rôle qu’ils occupent dans les représentations sociales. Tel est le cas de Monsieur qui, dans l’intimité, auprès de sa femme, redevient un enfant :

«se déshabillant à l’autre bout de la chambre et moi surprise que les hommes ainsi, je ne les imaginais pas à ce point sans défense, je les croyais plus forts et je me suis alors rendu compte que ce n’est pas avec nous qu’il sont, c’est avec l’enfant qu’ils ont été, allongé à mes côtés sans oser me saisir
— Tu ne vas pas me faire de mal pas vrai ?
je suis si petit, protège-moi, prends soin de moi, mon mari, propriétaire de banques, de sociétés, de toutes les entreprises du monde
— Je n’ai pas grandi
[…] et mon mari progressivement mon mari à mesure qu’il se rhabillait, lorsqu’il a serré sa cravate autoritaire, féroce»

La puissance des douleurs de l’enfance et de la peur du noir est en effet immense. Elle assaillit le sujet, le ramenant à la vulnérabilité propre à cet âge : des enfants soumis à la domination des adultes, victimes de leur indifférence, de leur violence, témoins silencieux de leurs échecs.

L’enfance est aussi un rapport unique au langage, qui travaille en profondeur la matière mémorielle dont sont constitués les personnages. Ce sont des mots qui «collent à la peau, qui s’incrustent et qui ne vous lâchent plus», comme celui que le père de Monsieur lui adressait, «pendard», et qui revient sans cesse, ponctuant l’injustice et la violence de ses actes, commis presque malgré lui, comme s’il ne faisait que se soumettre en quelque sorte à l’infamie du monde.

De la blessure secrète de tout être

Lors d’un entretien, António Lobo Antunes évoque un dialogue chez Dickens qui a provoqué une forte impression en lui: un homme demande à sa mère mourante, «as-tu mal maman?»; ce à quoi elle répond: «j’ai l’impression qu’il y a une douleur dans la chambre mais je ne sais pas si c’est moi qui l’ai». Telle semble être aussi une des questions principales qui traverse ce roman. À qui appartient finalement la douleur que l’on ressent? Car il s’agit d’une douleur qui dépasse le sujet, une douleur qui s’étend aux lieux, aux animaux, et dont la présence est si prégnante tout au long du livre: “il y a des bestioles qui pleurent énormément, elles se brisent en faisant le même bruit que les pierres, agonisent en silence”. Hommes, animaux, enfants se rejoignent ainsi par leur vulnérabilité, par l’abandon et l’indifférence qu’ils subissent: “la mouette sur la route sans une âme pour la sauver”.

Les flux de parole des personnages se cristallise alors autour d’un noyau de douleur, dont l’origine remonte à un temps ancestral que l’on pourrait décrire, avec Georges Didi-Huberman, en tant que «ce jeu impur, tensif, ce débat de latences et de violences» qui mine dès l’intérieur la tyrannie de l’ordre social. Et c’est sans doute ce que la figure silencieuse, mais persistante, du sans-abri qui traverse les récits des personnages essaie de nous faire comprendre. Il paraît nous rappeler cette solitude, cette détresse originaires que, à l’instar de ces voix du roman, nous essayons d’occulter par des faux-semblants: «je n’aurais pas pu toucher le sans-abri si d’aventure il était passé devant moi ni vérifier s’il était un ange comme Monsieur l’avait suggéré une fois, examinant son dos à la recherche d’ailes même s’il ne s’approchait jamais de quiconque, il se détournait toujours, de la même façon que Dieu jamais auprès de moi à aucun moment de ma vie, en voilà un autre dont je me demande bien ce que je Lui ai fait pour qu’Il se fiche de moi à ce point. »

Que reste-t-il donc dans ce monde déserté par les dieux ?

Il reste malgré tout ce livre, qu’il nous est pourtant conseillé de jeter, de «balancer à la poubelle» car il a été obscurci par «l’ombre du vol des oiseaux au-dehors». C’est certainement une grande leçon de ténèbres que Lobo Antunes nous offre ici, et qui nous fait enfin entendre la rumeur des morts.


par Melina Balcazar Moreno
en Diacritik
16.06.2016

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